L’égalité du dispositif permettant l’instauration d’un moratoire préfectoral sur les demandes d’autorisation d’exploitation commerciale

Par un arrêt du 2 août 2021, le Conseil d’État confirme la légalité de la procédure de suspension de la procédure d’autorisation d’exploitation commerciale prévue à l’article L.752-1-2 du Code de commerce. Il juge en effet que cette faculté offerte au préfet de suspendre l’enregistrement et l’examen en commission départementale d’aménagement commercial de certaines demandes d’autorisation d’exploitation commerciale ne méconnaît ni le principe de libre établissement ni la Directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006, relative aux services dans le marché intérieur, dite Directive « Services ».

I. La faculté offerte au préfet de suspendre la procédure d’autorisation d’exploitation commerciale pour les projets compromettant une ORT

La loi « ELAN » du 23 novembre 2018 (loi n° 2018-1021 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique) a conféré au préfet la faculté de suspendre provisoirement l’enregistrement et l’examen par la commission départementale d’aménagement commercial de certaines demandes d’autorisation d’exploitation commerciale. Les demandes concernées sont celles qui portent sur des projets susceptibles de compromettre les objectifs d’une opération de revitalisation de territoire (ORT).

Les ORT se matérialisent par la signature d’une convention entre l’État, ses établissements publics intéressés, un établissement public de coopération intercommunale à fiscalité propre (EPCI) et tout ou partie de ses communes membres, ainsi que toute personne publique ou tout acteur privé susceptible d’apporter un soutien ou de prendre part à la réalisation des opérations prévues par la convention.

Elles « ont pour objet la mise en œuvre d’un projet global de territoire destiné à adapter et moderniser le parc de logements et de locaux commerciaux et artisanaux ainsi que le tissu urbain de ce territoire pour améliorer son attractivité, lutter contre la vacance des logements et des locaux commerciaux et artisanaux ainsi que contre l’habitat indigne, réhabiliter l’immobilier de loisir, valoriser le patrimoine bâti et réhabiliter les friches urbaines, dans une perspective de mixité sociale, d’innovation et de développement durable » (CCH, art. L. 303-2).

En présence d’une convention d’ORT, le préfet a la faculté d’instaurer un moratoire sur les projets d’équipements commerciaux susceptibles d’en compromettre la mise en œuvre.

Cette suspension peut être prononcée pour une durée maximale de trois ans, prorogeable d’un an. Toutefois, la durée doit être « cohérente » avec les motifs de l’arrêté préfectoral de suspension (C. com., art. R. 752-29-5).

Les élus locaux disposent également d’un droit d’initiative auprès du préfet afin de lui demander de suspendre la procédure de demande d’autorisation d’exploitation commerciale d’un projet.

Tous les types de projets soumis à autorisation d’exploitation commerciale sont concernés (création, extension, etc.), hormis ceux consistant à rouvrir un magasin de commerce de détail d’une surface de vente supérieure à 2 500 mètres carrés dont les locaux ont cessé d’être exploités pendant trois ans.

S’agissant de la localisation de ces projets, l’article L. 752-1-2 du Code de commerce distingue deux hypothèses.
D’une part, les projets dont l’implantation est prévue sur le territoire d’une ou plusieurs communes signataires de la convention ORT mais hors des secteurs d’intervention de l’opération. La décision du préfet est alors prise compte tenu des caractéristiques des projets et de l’analyse des données existantes sur la zone de chalandise, au regard notamment du niveau et de l’évolution des taux de logements vacants, de vacance commerciale et de chômage dans les centres-villes et les territoires concernés.

D’autre part, les projets situés dans des communes qui n’ont pas signé la convention ORT mais qui sont membres de l’EPCI signataire de la convention ou d’un EPCI limitrophe de celui-ci, lorsque ces projets, compte tenu de leurs caractéristiques et de l’analyse des données existantes sur leurs zones de chalandise, sont de nature à compromettre gravement les objectifs de l’ORT, au regard notamment du niveau et de l’évolution des taux de logements vacants, de vacance commerciale et de chômage dans les centres-villes et les territoires concernés par ladite opération.
Le décret n° 2019-795 du 26 juillet 2019, relatif à la faculté de suspension de la procédure d’autorisation d’exploitation commerciale est venu préciser les modalités d’application de ce dispositif de suspension de la procédure d’autorisation d’exploitation commerciale.

C’est à l’occasion d’un recours du Conseil national des centres commerciaux dirigé contre ce décret que le Conseil d’État a confirmé la légalité du dispositif rappelé ci-dessus.

II. L’absence de contrariété au principe de libre établissement et à la Directive « Services » du 12 décembre 2006

Le Conseil national des centres commerciaux a contesté les dispositions de l’article L. 752-1-2 du Code de commerce, par la voie de l’exception, en soutenant qu’elles méconnaissaient deux textes communautaires. En premier lieu, le principe de libre établissement prévu à l’article 49 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne selon lequel « les restrictions à la liberté d’établissement des ressortissants d’un État membre dans le territoire d’un autre État membre sont interdites ». Une restriction à la liberté d’établissement à l’intérieur de l’Union européenne ne peut être admise au titre des mesures dérogatoires prévues par le Traité que si elle est justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général et si les mesures restrictives s’appliquent de manière non discriminatoire, sont propres à garantir la réalisation de l’objectif qu’elles poursuivent et ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre.

En second lieu, l’article 4 de la Directive « services », qui prévoit que « les États membres ne subordonnent pas l’accès à une activité de services ou son exercice sur leur territoire au respect de l’une des exigences suivantes : (…) 5) l’application au cas par cas d’un test économique consistant à subordonner l’octroi de l’autorisation à la preuve de l’existence d’un besoin économique ou d’une demande du marché, à évaluer les effets économiques potentiels ou actuels de l’activité ou à évaluer l’adéquation de l’activité avec les objectifs de programmation économique fixés par l’autorité compétente ; cette interdiction ne concerne pas les exigences en matière de programmation qui ne poursuivent pas des objectifs de nature économique mais relèvent de raisons impérieuses d’intérêt général (…) ».

Le Conseil d’État écarte le moyen et juge que les dispositions de l’article L. 752-1-2 du Code de commerce « qui n’ont ni pour objet, ni pour effet d’instituer des critères constitutifs d’un test économique, mais ont pour seul objet de lutter contre le déclin des centres-villes et s’inscrivent dans un objectif d’aménagement du territoire, sont justifiées par des raisons impérieuses d’intérêt général ».

Il est à noter que l’État avait traité ce risque dans la circulaire du 31 octobre 2019, sur la faculté de suspension, par arrêté préfectoral, de la procédure devant les commissions départementales d’aménagement commercial (NOR : ECOI1929035C). En effet, cette circulaire adressée aux préfets envisage la conformité du dispositif instaurée par la loi « ELAN » à ces deux textes communautaires.

Ainsi, la circulaire du 31 octobre 2019 s’appuie sur l’arrêt « Visser » de la Cour de justice de l’Union européenne [1] selon lequel un « objectif de protection de l’environnement urbain est susceptible de constituer une raison impérieuse d’intérêt général », avant d’énoncer que « la faculté de suspension de la procédure répond à une raison impérieuse d’intérêt générale en termes d’aménagement du territoire, au regard des objectifs et moyens investis dans des opérations de revitalisation de territoires tels que définis dans les conventions y afférentes » ou encore que « la mise en œuvre de cette nouvelle faculté (C. com., art. L. 752-1-2) ne doit pas toutefois remettre en cause le principe de libre établissement, ni être disproportionné au regard de l’objectif poursuivi. Il s’inscrit dans le strict respect du droit communautaire, et notamment de la directive dite « Services » du 12 décembre 2006 (n°2006/123/CE) ».

Les instructions données aux préfets, quant aux modalités d’appréciation au cas par cas de l’utilisation de la faculté de suspension, sont également éclairantes à cet égard :
« La faculté de suspension trouve son unique raison d’être dans l’existence et la réussite des opérations de revitalisation de territoire qui répondent à une raison impérieuse d’intérêt général en termes d’aménagement du territoire. Le commerce en est à la fois une composante et un levier d’action. C’est pourquoi les faisceaux d’indices que vous devez examiner englobent notamment la vacance commerciale mais également les logements vacants et le chômage, et tous marqueurs forts de l’état et de la vitalité d’un territoire (la liste ne peut être exhaustive afin, précisément, de ne pas fausser l’analyse in concreto). »

Ce faisant, le Conseil d’État confirme la légalité du dispositif instauré par la loi « ELAN » pour éviter de mettre en péril les objectifs retenus dans les conventions d’ORT.

A retenir :
Le dispositif de suspension préfectorale de l’enregistrement et de l’examen des demandes d’autorisation d’exploitation commerciale par les commissions départementales d’aménagement commercial, communément désigné par l’expression « moratoire préfectoral », est validé.

Même si sa mise en œuvre n’apparaît pas aisée, notamment au regard des brefs délais qui lui sont applicables, cette procédure implique plus que jamais de sonder les pouvoirs publics locaux en présence d’une convention d’ORT avant de financer un dossier de demande d’autorisation qui pourrait finir « suspendu ».

par Xavier Nguyen, Avocat au barreau de Paris.